L'horreur littéraire est comme une grande pièce obscure dans laquelle on entre, et qui laisse voir toutes sortes de curiosités macabres destinées à satisfaire cette envie, étrange, chez l'être humain de se faire peur. Une sorte de train fantôme qui tente par tous les moyens disponibles de susciter les émotions que la vie quotidienne et notre instinct de survie nous feraient d'ordinaire fuir. Les revenants, les vampires et autres morts vivants, les démons et autres créatures infernales, le gore et autres fascinations morbides… On notera que tous ces épouvantails littéraires ont un point commun : un certain rapport, voire un rapport certain, avec la mort.
Quelques auteurs ont exploré ou peuplé cette pièce davantage que d'autres, depuis les premiers spectres chez Shakespeare ou Walpole, en passant par les monstres de Shelley ou Stoker, jusqu'à l'horreur moderne d'un Stephen King, qui s'est essayé à la plupart des figures classiques du genre. Et même dans les apports de ce dernier — le plus mémorable étant le clown tueur de It —, il s'agit généralement d'une variation sur la figure du "boogieman", un autre classique.
Chaque auteur essaie finalement de trouver une figure nouvelle à placer dans cette pièce, et à défaut, d'ajouter leur patte à celles existantes. Mais certains — très peu en vérité — ont aperçu quelque chose au fond, dans le recoin le moins éclairé de la pièce, que personne n'avait encore remarquée. Une poignée de porte seulement visible une fois dépassés tous les vampires, fantômes et autres loups garous. Il fallait la chercher, ou en tout cas, être suffisamment insatisfait par les horreurs existantes, pour aller voir de ce côté. Les premiers n'ont jeté qu'un coup d'œil par la serrure — Chambers, Dunsany, Blackwood —, et peut-être même trouvèrent-ils la clé, mais c'est un autre qui tenta d'ouvrir la porte. Et encore ne l'aurait-il pas finalement qu'entrouverte ?… Quoiqu'il en soit, l'impact de ce qu'il vit derrière était tel qu'il fallut au public un certain temps pour le comprendre. Et cet impact ne cesse de s'amplifier, comme en écho, à mesure que le temps passe, pour possiblement se révéler aujourd'hui comme rien de moins qu'un "second coming" dans l'horreur. Cet auteur, il s'agit bien entendu de H.P. Lovecraft.
La définition de Yuzna
Le 30 août 1949 naît à Manille un garçon, de parents américains, qui passa une partie de son adolescence à lire des romans d'horreur, essentiellement Poe ou Bram Stoker. Le jeune Brian Yuzna, une fois adulte, devient producteur de cinéma — le début d'une longue carrière — et, suite à différents événements, en arrive à produire le premier film d'horreur d'un certain Stuart Gordon. Comme chacun sait, ce film, Re-Animator (1985), est une adaptation de Lovecraft. Si l'idée plaît à Yuzna, à l'époque il n'est pourtant pas amateur de l'auteur, ni même vraiment un de ses lecteurs. C'est seulement après le succès de ce long-métrage qu'il va commencer à s'intéresser de très près à son œuvre, probablement pour en tirer d'autres films, comme en témoigne dès l'année suivante From Beyond, produite et réalisée par le même tandem. Il se met alors à lire tous les écrits de l'auteur et devient, de son propre aveu, un "expert".
Lovecraft reste un fil conducteur dans la suite de sa carrière. Yuzna passera à la réalisation et signera deux suites à Re-Animator, ainsi qu'un segment du film Necronomicon. Il produira encore Castle Freak et Dagon — toujours tournés par Gordon — ou plus récemment Suitable Flesh de Joe Lynch (adaptation de The Thing on the Doorstep). Tout cela au milieu d'autres films d'horreur eux pas lovecraftiens pour un sou, de Crying Freeman, ou encore de comédies comme Chérie, j'ai rétréci les gosses. Et pourtant, à l'inverse, dans ses films en tant que réalisateur, on note à plusieurs reprises une influence de Bride of Frankenstein, que ce soit dans Bride of Re-animator ou Return of the Living Dead 3, ce qui prouve qu'il n'a jamais délaissé sa passion première pour l'horreur gothique. Et quand on lui demande de définir l'horreur chez Lovecraft, c'est justement au gothique que, d'emblée, Yuzna l'oppose:
Les vrais récits de Lovecraft tournent plus volontiers autour d'une horreur cosmique, et c'est à ça qu'on pense en premier quand on aborde son travail. Son horreur n'est pas gothique, et c'est ce qui fait sa différence. La tradition de l'horreur occidentale, qui commence avec Le Château d'Otrante, est gothique par essence. Les intrigues se déroulent dans de vieilles bâtisses, il y a une femme en danger... Ce genre a donné naissance à la romance gothique, dans laquelle s'inscrit Edgar Poe. Les nouvelles de ce dernier sont pleines de vengeances, et aussi d'une sorte de fascination morbide — voire d'amour — pour la mort...
—Brian Yuzna, Mad Movies #335, décembre 2018
Ailleurs, il va plus loin sur le gothique et fait de Poe carrément son pinnacle :
I consider Poe to be much more related to horror in the strictest sense than Lovecraft is. As far as I am concerned, horror really started with Gothic romanticism and Poe is the pinnacle, the very essence of the genre. Historically, The Castle of Otranto (Horace Walpole, 1764) is considered to have been the first horror gothic novel, then it’s the turn of Mary Shelley’s Frankenstein, that, among other things, adds the scientific element, although Shelley does not go into the merits of this aspect of the story as much as others will do later on. But in the end, it was Poe who gave the genre the modern connotations we all know and that are still very much present and relevant today. Short stories were also born with him: he created the horror giallo, mixing the detective story with horrific elements. In short, it is he who really subverted the literary rules of the genre and he is certainly my first source of inspiration and perhaps the author I love the most.
—Brian Yuzna, https://dailydead.com/neon-bosch-an-interview-with-brian-yuzna/
Deux types d'horreur
Si on suit Yuzna, on peut classer l'horreur en deux types : d'un côté, minoritaire, Lovecraft comme initiateur d'une horreur profondément différente du gothique, et de l'autre, le gothique lui-même, qui, à travers l'influence de Shelley ou Poe, resterait globalement la racine de tous les sous-genres horrifiques jusqu'à aujourd'hui…
Même débarrassé des vieux châteaux, vampires etc., dans son essence même, le gothique dénote une fascination générale pour la mort, et pour cause : son moteur fondamental n'est autre que la peur de la mort elle-même. Dans un récit d'horreur gothique, si l'on observe les dangers et les peurs qu'éprouvent les personnages — et le lecteur lui-même —, on découvrira qu'ils sont toujours liés d'une manière ou d'une autre à une menace quant à leur vie, à la fin physique de l'individu. Rien d'étonnant cela dit, car la peur de la mort est la peur universelle, tout être humain y est sujet. Mais elle est aussi tellement universelle dans ce cas que, si c'est là la caractéristique de l'horreur gothique, finalement toute horreur n'est-elle pas "gothique" ?
C'est là qu'apparaît Lovecraft. Si l'horreur traditionnelle joue sur la peur de la fin de notre existence individuelle, Lovecraft, lui, explore une autre peur, celle de la fin de l'existence en tant qu'individu. Pire que la mort, notre unité, notre individualité qui nous sépare de tout le reste (des autres, du monde, de l'univers), pourrait au contraire se dissoudre dans un Autre qui ne nous est pas équivalent, une altérité absolue. C'est ce qui arrive quand un personnage humain devient progressivement une créature impensable, mais parce que celle-ci est liée aux mystères de l'univers qui dépassent la rationalité humaine. C'est aussi ce qui arrive quand un autre bascule dans la folie : sa personnalité, et donc au moins une partie de son individualité, se dissout dans l'irrationalité.
Le gothique reste dans les limites de l'individu, le creuse souvent de l'intérieur, avec par exemple l'horreur psychologique. Chez Lovecraft, au contraire, nos limites individuelles, notamment celle de l'entendement, sont confrontées à l'extérieur, au monde ("cosmos" en grec) dans son infinité, qui est elle-même illimitée. On est face à une horreur d'une échelle supérieure qui nous dépasse complètement, que l'on ne pourra jamais concevoir pleinement, et qui est horrible justement parce qu'elle nous est inconcevable. Et quand il parle de la peur de l'inconnu comme de la peur la plus forte chez l'être humain, Lovecraft va dans ses histoires encore plus loin et nous confronte en réalité à la peur de l'inconnaissable. C'est là sa grande originalité, qui marque la naissance de l'horreur qu'on désigne aujourd'hui comme "cosmique".
Là-dessus, il y aurait beaucoup à développer. C'est ce à quoi ce site sera dédié, et cette dualité cosmique/gothique en sera le point de départ.